BÉJAÏA

UNE VILLE AU DESTIN DE CAPITALE

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Lorsqu'un habitant des cités Saïd Bellil, lhaddaden ou Sidi Ahmed, ou encore de " Lhouma ouvazine " se rend au centre de Béjaïa, il dit qu'il descend " en ville ", En effet, à Bejaia, comme partout d'ailleurs en Algérie, les villages s'enracinent aux abords mêmes du centre-ville, Ils sont parfois au coeur de la vieille cité. Ainsi, sur l'ancienne place Gueydon (aujourd'hui place du ler Novembre), l'endroit le plus célèbre de Bejaia, des vieux, assis à l'ombre des arbres, reconstituent la " tajmaât " du village, devisant et palabrant pendant que le temps s'écoule silencieusement. La femme, évidemment, est exclue de ces vénérables assemblées ; elle est refoulée vers l'espace intérieur. Les rares femmes admises à contempler le large à partir de la place du 1er -Novembre viennent d'ailleurs. Quant aux femmes de Bejaia, elles ne s'aventurent sur cette belle esplanade que pour se jeter du haut de la balustrade sous laquelle s'ouvre un abîme en direction de la mer. Les suicides sont relativement fréquents dans ce lieu d'indicible beauté où les montagnes descendent en trombe pour se baigner, où, en hiver, la mer et la neige se regardent en chiens de faïence, séparées par quelques centaines de mètres seulement. Sous sa douceur et son indolence apparentes, Béjaïa, est la ville des juxtapositions anachroniques, des antagonismes violents. C'est ce qui fait une beauté précaire et une vie difficile à cette cité coincée entre la mer et la montagne et qui doit, pour s'étendre et prospérer. creuser son chemin dans la roche, escalader les pentes abruptes. Acculée par la montagne et sollicitée par la mer qui ouvre l'horizon sur l'aventure, Béjaia était contrainte à avoir un destin historique. Ce destin de date pas de l'époque hammadite. D'ailleurs, à regarder de près, Béjaia - encore un paradoxe - est peut-être plus hafcide que hammadite. L'identité hafcide de Béjaia a duré à peu près trois siècles, de 1230 à 1510. Deuxième ville hafcide après Tunis, Béjaia était alors le nerf vital du Maghreb dont elle constituait l'entrepôt. Mais la capitale de la Soummam (qui, de capitale du Maghreb, a vu son terrain se rétrécir) existe bien avant les siècles médiévaux. La première tribu dont il est fait mention dans les écrits antiques est la tribu des Bgayeth. Aujourd'hui encore, c'est sous le nom kabyle de Vgayeth que les " Bougiotes " désignent leur cité La ville est également signalée par l'appellation d'Amsiwen dans certains textes latins. Quant au nom de Gouraya, la montagne tutélaire (et un tantinet menaçante) qui surplombe la ville, il daterait du passage des Vandales dans la langue desquels le mot gour signifie montagne. Gouraya l'imposante, qui symbolise la puissance et le pouvoir surnaturel, est un lieu de pèlerinage où les femmes vont déposer leurs offrandes et exprimer leurs doléances tous les vendredis. Survivance de pratiques animistes qui ont franchi les siècles, se greffant sur toutes les religions qui ont fait halte en Berbérie. Un autre lieu promis aux sollicitations en matière de mariage et de fécondité est Sidi Abdelkader, une bâtisse à l'aspect belliqueux qui plonge ses fondations dans la mer Les " Sidi ". ce n'est pas cela qui manque à Béjaia. La légende rapporte que la ville a vu défiler quatre-vingt-dix-neuf saints. Il en manquait juste un pour que Béjaia supplante La Mecque et devienne le vrai lieu de pèlerinage du monde musulmans Mais, voilà, le centième saint à honorer de sa visite la ville est - bien malheureusement - une sainte. C'est pourquoi La Mecque est restée en tête et à sa place, et que les pèlerins se rendent toujours en Arabie au lieu de diriger leurs pas vers la Kabylie... On ne peut passer comme cela sur les saints sans en citer au moins quelques-uns: Sidi Souti, Sidi Touati. Sidi Abdelhak, Sidi Boumediene enterré à Tlemcen et qui avait vécu dix-huit ans à Béjaia. Rappelons aussi, au passage, que le grand mystique Ibn Arabi était marié à une Bougiote de la famille des Abdoun. De cette heureuse époque médiévale où la sainteté était monnaie courante, Béjaia garde des vestiges en plus ou moins mauvais état : une casbah quasiment enfouie dans l'enceinte de laquelle Ibn Khaldoun avait enseigné, le fort Bordj Moussa (appelé aussi Palais de la Mer) construit par AI-Mansour à partir de 1062, Bab Fouqa ou Bab el-Bounoud, la Porte Sarrasine ou Bab-El-Bahr. On peut imaginer un moment l'ambiance de cette époque en remontant la commerçante et trépidante rue Fatima que termine vers le haut un anachronique bananier. Dans le quartier Bab el-Louz (La Porte de l'Amandier), la placette aménagée autour de la mosquée Sidi Soufi domine une partie de la ville. L'endroit, où des vieux s'abreuvent de fraîcheur ou de soleil au sortir de la prière, respire une profonde paix. Béjaia est une ville tolérante où, aujourd'hui encore, l'intransigeant imam Ibn Toumert, qui y avait vécu au XII siècle des moments bien houleux, fait se hérisser la mémoire collective. Cet esprit de tolérance est-il dû à l'ouverture séculaire de Béjaïa sur la Méditerranée et au fait que la ville porte en elle la multiplicité, constituant un creuset de populations où les Berbères Sanhadjas côtoient dans la plus parfaite convivialité les Andalous et les Maures? À la fin du XV siècle. ce furent les marins bougiotes qui évacuèrent vers le Maghreb les Andalous en fuite après la Reconquiesta. C'était juste avant que Béjaïa, jusque-là capitale du Maghreb central, ne perdit son rang et son activité au profit d'Alger. Mais Béjaïa, qui ne renie pas son passé, refuse de s'y laisser emprisonner. Elle chevauche allégrement les époques, À l'image de la mosquée Sidi-Lmouhoub (ou Ben Badis), où une antenne de télévision se dresse gaillardement entre les deux imposants minarets, Bejaia juxtapose les époques éloignées et les idées contradictoires. Elle ne veut pas vivre sur ses vieux monuments et sur ses ruines. Jouxtant l'ancienne casbah (dont il ne reste quasiment que le nom) s'élèvent le Conservatoire et le Théâtre Régional. Une importante bibliothèque municipale, un musée, une cinémathèque, un théâtre de verdure et le chantier d'une future maison de la culture constituent les principaux temples élevés aux loisirs et à la culture moderne. Il ne faut toutefois pas croire que les paysages et les époques cohabitent dans la plus parfaite entente. Il y a un navrant exemple de ce que peut engendrer la thèse du progrès à tout prix: en face de Bordj Moussa, quatre ficus centenaires sont abattus afin qu'apparaisse plus ostensiblement la plaque du secteur sanitaire. Ces dernières années, Béjaia semble avoir abdiqué au profit de Tizi-Ouzou, une ville beaucoup plus récente, son vieux statut de capitale de la Kabylie. Elle demeure néanmoins un centre très actif, l'un des grands ports d'Algérie et l'une des perles de la Méditerranée.

 

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